Leurs
corps, au départ si petits, si fragiles, si désarmés face à la moindre
adversité, avaient grandi, les faisant chaque jour un peu moins enfant,
un peu plus résistants. Des années étaient passées. Ils étaient devenus
grands.
L’énergie
qui s’écoulait en eux continuait d’affluer, torrent puissant emplissant
leur corps à ras bord et poussant sous la peau. Mais ils étaient
devenus grands et ils sentaient venir le moment où les rivières
d’énergie, trop longtemps contenues, se déverseraient d’eux en flot
rugissant, incontrôlable, et dévasteraient les alentours.
Assis à la table où ils prenaient leurs repas chaque jour depuis tant d’années, les quatre se regardaient en silence.
Akioch
aux cheveux blancs souleva les sourcils, façon de demander : «
Partons-nous ? » Fangor aux cheveux noirs fit la moue, souleva une
épaule. Il n’était pas certain. Honusis aux cheveux gris ouvrit les
mains. « Quel autre choix avons-nous ?» Kemorne aux cheveux roux se
frotta les yeux. Il hésitait aussi. La main sur la bouche, il hocha de
la tête pour marquer son assentiment et regarda Fangor qui pencha la
tête sur le côté et après un moment, souleva les épaules « Soit.
Partons. »
Les quatre étaient d’accord.
Ils
finirent de manger, ne sachant quand serait leur prochain repas et se
levèrent ensemble lorsqu’ils eurent terminé. Ils prirent les bols, les
assiettes, les verres, fourchettes et couteaux et les ramenèrent en
cuisine. Ils prirent ce qui restait de pain, le posèrent sur une table
voisine. Et ils sortirent.
Au
charretier qui passait Akioch dit « Nous partons. » Puis Fangor « Pour
un temps »,Honusis « Mais nous reviendrons. » et Kemorne « Bientôt » et
ils sortirent du village.
Ils
contournèrent les champs, passèrent par les collines. Ils franchirent
des rivières, traversèrent des forêts. Longtemps, ils marchèrent, de
l’aurore au couchant. Lorsque la nuit tombait sans chercher ils
trouvaient de quoi se restaurer, un abri pour la nuit ce qui leur
indiquait qu’il s’agissait du bon chemin. Ils s’endormaient sereins.
Longtemps, ils marchèrent, de l’aurore au couchant. Leurs sandales
s’usèrent jusqu’à ne plus être que lambeaux de cuir. Ils continuèrent
pieds nus, au début souffrant et puis, avec le temps, ne sentant plus
les douleurs des rochers affleurants, des ronces et des piquants.
Longtemps, ils marchèrent, de l’aurore au couchant.
Le
passage dans la roche était étroit. Les quatre s’y faufilèrent et
avancèrent dans le noir, parfois rampant, parfois grimpant, se déchirant
les chairs mais toujours avançant. Ils subirent la chaleur dans la
pierre, devenue infernale, les faisant transpirer et leur brûlant les
mains. Ils souffraient en marchant de cloques et de brûlures mais
toujours avançant. Les bruits d’un orage sévissant au dehors
résonnaient, repartaient en écho jusqu’à l’assourdissant. Ils se
bouchèrent les oreilles de leurs doigts brûlés, parfois en titubant mais
toujours avançant.
Et
soudain la lumière leur montrant le chemin. L’éclat rouge de la lave
s’écoulant sous un pont naturel de roche et juste après le pont, une
pierre levée au centre d’un grand cercle de feuilles séchées. Les
étoiles apparaissaient au loin, par une déchirure dans la montagne,
comme la marque de la griffe d’un ours. Et puis en contre-bas, non vue
mais devinée, sentie, la mer venant battre sur les rochers.
Chacun
par un côté pénétra dans le cercle. Ils s’assirent, jambes croisées, se
prirent par la main et posèrent leurs têtes contre la pierre.
Alors
l’énergie, en eux accumulée, se mêla à celle des autres au sein de la
pierre. Quatre rais de lumière du sommet en sortirent. Le premier
s’enfonça dans la lave et devint rouge sang. Le second se planta dans la
roche et, comme elle, devint gris. Le troisième partit loin, plonger
dans la mer. D’abord d’un bleu foncé, il vira ensuite au noir. Le
dernier s’éleva à toucher un nuage et lorsqu’il l’effleura, il se teinta
en blanc.
Kemorne
fut aspiré vers l’océan de lave. Il y nagea longtemps jusqu’à ce
qu’elle se refroidisse. Il se hissa alors sur la lave durcie. Un îlot de
roche au milieu d’un océan de feu. L’îlot s’agrandit jusqu’à devenir
île, presqu’île, continent. La roche s’effritait devenant de la terre où
se mirent à pousser fleurs, arbres et buissons. Des buissons jaillirent
des animaux. Kemorne maintenant savait. Il saurait par son art, un
jour, recréer.
Honusis
fut aspiré vers la roche et se sentit compressé, écrasé, ne pouvant
plus respirer, tentant de remuer. Il remua tant qu’une grotte finit par
se former dans laquelle, il put se reposer. Honusis poussa les murs de
sa grotte qui formèrent des tunnels. Dans chacun des passages qu’il
venait de créer un secret de la terre lui était révélé ; Ce qui pousse
dans le noir, qui soigne et qui guérit. Ce qui rampe dans le noir, qui
blesse ou fait mourir. Mais aussi les pouvoirs du feu secret,
réchauffeur de cœur comme le feu sous la cendre ou destructeur de corps
comme le feu du volcan. Honusis maintenant savait. Il saurait par son
art, un jour, recréer.
Fangor
fut aspiré vers l’océan. Profond, de plus en plus profond. Toujours
plus bas. Dans le noir absolu. Un poisson lumière vint se caler sur son
épaule. Fangor vit alors le pays du courant. De grandes créatures,
tentacules, nageoires, s’ébattaient en riant ou se battaient à mort.
Ceux qui étaient blessés se frottaient aux murènes et s’en trouvaient
guéris. Ceux qui étaient perdus, en plongeant vers le haut, avaient la
lune pour les guider. Fangor maintenant savait. Il saurait par son art,
un jour, recréer.
Akioch
fut aspiré vers le ciel et mêlé au nuage, son corps fut dissous. De
triste solitude, il pleura sur la terre et se joignit ainsi aux
rivières. Il fut bu par les plantes, bu par les animaux et partagea la
vie de ceux qui l’avaient bu. Plus d’un millier de fois, il vit la vie
éclore. Plus d’un million de fois il sentit la vie se tarir. Et toujours
la vie jaillissait, toujours la mort l’emportait. Mais l’eau de son
corps restait et passait de corps en corps, sans jamais être dispersée.
L’immortalité. Akioch maintenant savait. Il saurait par son art, un jour
la recréer.
Les
quatre écartèrent la tête de la pierre. Les rayons de lumière dans
l’air se dispersèrent. La pierre levée se fendit en quatre et un souffle
inconnu vint disperser les feuilles séchées.
Ils
se relevèrent lentement. Il étaient restés longtemps sans bouger. Leurs
corps étaient fatigués. Ils leur fallait se reposer. Ils joignirent de
nouveau leurs mains et par la simple volonté se retrouvèrent en un
instant au village. Ils devraient maintenant expliquer et trouver ceux
qui par leur art, un jour, sauraient recréer. Mais les quatre maintenant
savaient que le plus important venait d’être fait.
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