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En vous souhaitant de prendre autant de plaisir à les lire que j'en ai eu à les écrire.

La forme

Le noble Cordras, Seigneur marchand, attendait sous la tente. Il était au calme, grâce aux charmes de silence qui, grande satisfaction, l'isolaient du vacarme extérieur. Car si la fonction première de ces charmes, installés tout autour de la tente, était d'empêcher d'entendre au dehors ce qui se disait en dedans, l'inverse était tout aussi vrai et tout aussi appréciable, pour quelqu'un qui, comme le noble Cordras, n'appréciait que peu les débordements du Marcheur. Aussi, avait-il pris l'habitude depuis plusieurs années de ne plus occuper sa suite de l'hôtel « Jorjevais » mais de la laisser à son fils, pour rester dans le calme de cette tente pendant toutes les célébrations. Un autre avantage plus que profitable pour lui, de cet isolement permanent, n'ayant plus à traverser la ville, était qu'il gardait l'esprit bien plus posé, réfléchi, ce qui bénéficiait grandement à son commerce.


Sirotant son thé, de l'authentique thé de Nens dont il organisait lui-même l'acheminement, c'était à son fils que ses premières pensées étaient adressées, ce matin : Cordras le père souhaitait que le fils reprenne l'affaire mais Cordras le marchand craignait d'en causer ainsi le déclin et Cordras le seigneur récemment anobli appréhendait davantage le manque de discrétion de ses débordements de jeunesse et leurs chuchotées conséquences. Il ne pouvait qu'espérer le meilleur pour Drovas et se promettre de le soutenir lorsqu'il aurait trouvé sa propre voie, dusse-t-elle l'emmener loin de lui.

Il revint à ses affaires du jour : une ligne commerciale de peaux, le matin et un comptoir d'échanges l'après-midi. Un mouvement à l'entrée. Étaient-ils déjà là ? Non. Il ne s'agissait que du nouveau garde en formation qui passait d'une jambe sur l'autre pour éviter les crampes. Le genre de comportement que son instructeur lui avait recommandé d'ignorer pour ne pas annuler les bénéfices de la formation du garde pendant les célébrations. Le noble Cordras revint à ses affaires.

Gil venait de passer ses six ans d'ancienneté de soldat. Six ans à se battre, seul et en formation, de jour et de nuit, en hurlement et en silence, avec la lance et l'arc. « Ça aurait pu être pire. » lui avait dit son voisin de couchage, une fois qu'il se plaignait. « Tu aurais pu ne pas être choisi et rester à l'orphelinat à crever de faim avec les autres ou être choisi pour autre chose. » Si tout ce qui se racontait était vrai, son voisin était dans le vrai. De ce jour Gil avait toujours fait de son mieux sans se plaindre à voix haute. Ce qui l'avait amené à être nommé dans la garde. Plus jamais il ne serait envoyé affronter des chevaux avec une lance, plus jamais il ne devrait survivre à l'assaut de cavaliers en armure avec un arc. Une belle réussite pour un fils de personne. Encore fallait-il réussir à sa tâche.

En tant que garde, il devait aider à filtrer les arrivants, retenir les indésirables, combattre les agresseurs mais surtout rester immobile et surveiller les alentours en quête d'assaillants éventuels. Cela peut sembler facile de rester immobile à surveiller mais, entre les douleurs musculaires, la débauche de sons et de couleurs et le drôle de casque à œillères qu'il devait porter, c'était loin de l'être.

 Le casque l'obligeait à constamment tourner la tête de droite et de gauche pour pouvoir voir autour de lui, au début, tous ces costumes de plumes qui révélaient ces corps de femme qu'il découvrait pour la première fois. Ne plus regarder de ce côté. Surveiller d'éventuels assaillants, comme ces taupes mécaniques que trois hommes activaient et qui semblaient creuser la terre pour en tirer des blocs d'argile, non pas eux. Ces costumes de papiers alors, qui se mouillaient et se frottaient, exposant encore l'inconnu. Non plus. Les soieries qui se détachaient dès qu'une personne tirait dessus et les célébrants vêtus seulement de boue aidaient encore moins. Le stoïcisme de Gil avait été mis à mal pendant la cérémonie de la chair. Son instructeur ne lui avait fait aucune remarque pourtant mais il ressentait comme un échec de ne pas avoir réussi à garder son calme. Il ferait mieux pour la cérémonie de la forme.

Là encore des corps, mais moins perturbants que la veille, la plupart portant les gigantesques bras, jambes du Marcheur, mais certains, les soulevant, déguisés en oiseaux gigantesques et d'autres courant autour en riant, agitant leurs tissus bleus, comme la mer. Gil la vit, la mer, ondulante et riante, sur laquelle avançaient les parties du Marcheur. Chacun avait sa place sur ce courant de vie. Gil voyait, au-delà de la vue, des amoureux, des marchands, des nomades qui semblaient « voir » eux aussi, mais aussi des voleurs, là-bas, celui qui grimpait au mur, il était recouvert de noir. Gil le signala. Lorsqu'il regarda de nouveau, l'homme portait en fait un costume bigarré. Il aurait pourtant juré qu'il était en noir. Son instructeur le félicita et Gil se sentit contraint d'avouer avoir mal vu. Mais il n'avait pas mal vu selon son instructeur. Il avait vu avec son esprit et c'était bien. Il avait réussi à faire ce que son instructeur attendait de lui. Il méritait les félicitations. Gil, très fier, s'attacha à voir avec son esprit encore, imaginer les vagues tout autour et ce rire qui les unit pour en faire une mer où tout est relié dans le même courant.

Le noble Cordras, sa journée finie, s'accorda un cordial pour fêter les résultats des tractations du jour. L'instructeur passa l'informer que le casque remplissait parfaitement son office et que cette année encore, il aurait une garde attentive et efficace. Le noble Cordras l'invita à prendre un verre et ensemble, ils trinquèrent à la bonne marche de leurs affaires.

 

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