Bienvenue dans mon vrac.

Vous y trouverez des textes variés : Grandeur Nature, atelier d'écriture, poèmes ou autres : aventures et histoires.

En vous souhaitant de prendre autant de plaisir à les lire que j'en ai eu à les écrire.

Le rabrochet

II y avait déjà bien des années que, de Combray, j’avais passé les portes et n’avais plus remis les pieds à la taverne du rabrochet. Des années que j’avais oublié cette petite ruelle à laquelle on ne pouvait accéder qu’en passant sous la voûte au pendu du côté de chez Sue- Anne, la patronne de l’enclos des aubépines, le bar à dames du quartier des malnés de Darivelle, où les messieurs venaient se rafraîchir à l’ombre des jeunes filles en fleurs. Même l’enseigne de bois au dessin effacé qui surplombait l’entrée, même les fenêtres crasseuses, de chaque côté et leurs marques de doigt, même la poignée de fer, si dure à actionner qu’il me fallait deux mains, je les avais oubliées.

Jusqu’à ce soir où je marchais dans la forêt de Lin’elenos, en quête d’un recoin abrité, surplomb de roche, creux dans un arbre, simple hallier, pour m’allonger, me reposer. Je ne sais plus si je venais de quitter une ville, ni si j’allais m’embarquer pour un voyage en mer ; si cela faisait des jours que je marchais où si j’étais sur le point d’arriver. Je ne me souviens que de l’instant où je sentis la fumée. Mes narines frémirent de l’odeur prenante de ce feu sur lequel cuisait, je ne pouvais en douter, un rabrochet.


Laissant le fumet me guider, j’avançai, quelque peu imprudent, vers sa source. Et tandis que la nuit tombait, je discernai un peu plus loin, en partie masqué par les arbres, les lueurs du feu. Une autre volute de fumée chargée de la senteur cuisinée m’assaillit faisant jaillir d’autres souvenirs enfouis ; les patères dans l’entrée et leurs vestes accrochées, les poutres en bois brûlé des feux des cheminées, les coulées de bougie sur les tables en bois, les visages d’inconnus venus boire et manger, les visages connus de ceux qui travaillaient. Et tout au fond, cuisant, bien sûr les rabrochets.

Le patron, Palamède, restait seul au comptoir et son frère, Basin, s’occupait du service. L’épouse de Basin, elle s’appelait Oriane, dirigeait la cuisine et ses deux marmitons. Ils étaient arrivés tous ensemble de Guermantes pour prendre ce boui-boui dans la capitale d’Eturia voilà bien des années et depuis, par l’effort d’un labeur journalier ils s’étaient fait un nom, une réputation. Tant et si bien qu’à force d’avoir des clients et tant et plus encore qu’ils ne pouvaient plus suivre, ils avaient dû trouver deux autres employés. Odette, une fille qui venait de Siegfried, le lac, maniait le balai, c’était un signe. Elle travaillait surtout après la fermeture, nettoyant les planchers, tables et tabourets. L’autre venait surtout, peu avant l’ouverture et aidait la cuisine en la ravitaillant. C’était un jeune garçon plein de vif et d’allant et, vous l’aviez compris, ce garçon, c’était moi.

Lorsque j’arrivais, je passais en cuisine et descendais les marches qui menaient à la cave. Je me déshabillais et revêtais mon cuir de chasseur souterrain. Je passais à ma taille une ceinture en cuir aussi large que ma main où étaient accrochés mes outils. A l’aide d’un palan, je soulevais la grille qui séparait la cave de l’étage en dessous et me laissais glisser en m’aidant de la corde jusqu’au premier tunnel et la chasse commençait.

Sur le feu, je voyais cuire les rabrochets et autour trois personnes en train de discuter. Je m’avançais encore mais ostensiblement pour que lorsqu’ils me voient, ils en soient rassurés et levant haut les mains pour me montrer sans arme, d’un geste de la tête je vins les saluer. Les trois se relevèrent et, réflexe commun, s’emparèrent de leurs armes en me dévisageant. Et puis après un temps de propos gentillets se rassirent et m’invitèrent à partager.

C’est avec grand plaisir que je sortis le pain qui me restait encore et quelques fruits séchés. Tandis que finissaient de cuire les rabrochets, je leur contais pourquoi je m’étais approché. Comment, étant enfant, j’avais appris l’épée, simples piques en acier, mes outils de chasseur, avec lesquelles j’allais au fond des souterrains chercher les rabrochets. Comment je m’avançais lentement dans le noir franchissant les passages, corridors et couloirs. Comment je me plaquais aux murs pour écouter et les entendre au loin courir, couiner, gratter. Les rats vivaient ici en grandes colonie qu’il fallait éviter pour ne pas trop risquer de se faire attaquer, mordre et puis dévoré. Mais en faisant silence, en allant doucement, je pouvais en coincer, au détour d’un boyau dont le fond éboulé empêchait le passage. L’animal acculé se retournait toujours. En me montrant ses dents, se mettait à charger. Mais je faisais alors un pas sur le côté, libérant une voie de fuite pour le rat. L’animal passait aussi vite que possible et lorsqu’il venait à me dépasser, d’un geste vif, je le plantais de ma pique en acier et le rat embroché devenait rabrochet.

Lorsque chacune de mes piques avait son rabrochet, je remontais alors les porter en cuisine. Oriane me servait à boire et à manger tandis que les marmitons allaient les préparer.


J’ai ainsi travaillé pendant toute une année à Darivelle, avant que la taverne ne soit condamnée.

C’est une histoire de mon enfance que j’avais complètement oublié… 

Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, …, seules, plus frêles mais plus vivaces, …, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, …, à porter sans fléchir, …, l'édifice immense du souvenir.

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